Il y a quelques jours, Jamie Dimon, le PDG de JPMorgan, lâchait cette phrase qui résonne comme un cri d’exaspération dans les couloirs feutrés de la finance mondiale : « Le vendredi, plus personne ne répond. » Une petite phrase qui révèle un grand malaise. Le télétravail, cette révolution imposée par la pandémie, semble avoir trouvé sa bête noire dans les hautes sphères du management.
Et Dimon n’est pas seul dans son combat. De Elon Musk qualifiant le travail à distance de « fausse productivité » à BlackRock rappelant ses troupes au bureau, les grands patrons semblent unis dans une croisade contre le télétravail. Mais que se cache-t-il vraiment derrière ces critiques ? S’agit-il d’une véritable baisse de productivité ou d’une perte de contrôle qui déstabilise des modèles de management ancrés dans le présentéisme ?
Le débat sur le télétravail cristallise aujourd’hui toutes les tensions entre deux visions du monde professionnel. D’un côté, des employés qui ont goûté à une forme de liberté et d’autonomie. De l’autre, des dirigeants qui s’inquiètent de voir s’effriter leur autorité et leurs habitudes de contrôle.
Je vous propose d’examiner ce que cette petite phrase de Jamie Dimon révèle réellement sur nos organisations et ce qu’elle nous dit de l’avenir du travail. Car au fond, la question du vendredi désert n’est que la partie émergée d’un iceberg bien plus profond.
Les véritables enjeux derrière les critiques du télétravail
« Le vendredi, plus personne ne répond. » Cette phrase de Jamie Dimon résonne comme un aveu d’impuissance. Le puissant PDG de JPMorgan, habitué à diriger plus de 250 000 employés d’une main de fer, se retrouve confronté à une situation inédite : l’invisibilité de ses troupes. Mais que se passe-t-il vraiment le vendredi ?
Le vendredi est devenu le jour symbole de cette nouvelle ère du travail. Premier jour de télétravail instauré dans de nombreuses entreprises, il représente aussi celui où la frontière entre vie professionnelle et personnelle devient la plus poreuse. Pour les patrons à l’ancienne, c’est le jour de tous les fantasmes et de toutes les angoisses : employés qui démarrent le weekend plus tôt, réunions annulées, mails qui restent sans réponse.
Cette situation n’est pas sans rappeler la décision brutale d’Elon Musk chez Twitter (devenu X), lorsqu’il a décrété la fin du télétravail du jour au lendemain, obligeant ses employés à revenir au bureau sous peine de licenciement. « Si vous ne vous présentez pas au bureau, nous considérerons que vous avez démissionné », avait-il lancé. Une approche radicale qui a entraîné une vague de départs volontaires.
Mais ces critiques du télétravail ne révèlent-elles pas, en réalité, des problèmes préexistants de management ? N’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt d’une organisation du travail défaillante ?
Le paradoxe est frappant : avant la pandémie, les mêmes entreprises qui critiquent aujourd’hui le télétravail vantaient les mérites de la flexibilité et de l’autonomie. JPMorgan elle-même affichait fièrement des programmes de « work-life balance » dans ses brochures de recrutement. Amazon promettait une « culture d’innovation » qui ne pouvait s’épanouir que dans la liberté. Que s’est-il passé entre-temps ?
La vérité est que le télétravail a agi comme un révélateur. Il a mis en lumière des dysfonctionnements managériaux que le présentiel permettait de masquer. Dans les bureaux, un manager peut confondre présence et productivité. À distance, seuls les résultats comptent.
Le professeur Nicholas Bloom de Stanford, qui étudie le télétravail depuis plus de 10 ans, est catégorique : « Nos études montrent une augmentation moyenne de la productivité de 13% en télétravail. » Comment expliquer alors ce décalage entre la perception des dirigeants et les données scientifiques ?
La réponse se trouve peut-être dans ce que le sociologue David Graeber appelait les « bullshit jobs » – ces emplois dont l’utilité réelle est questionnable. Dans un bureau, ces postes peuvent se camoufler derrière une présence physique, des réunions inutiles et une agitation de façade. En télétravail, leur vacuité devient soudain visible. Et si le problème n’était pas le télétravail, mais la nature même de certains emplois ?
Les entreprises qui rencontrent des difficultés avec le télétravail sont souvent celles dont l’organisation repose sur un contrôle hiérarchique strict plutôt que sur la confiance et l’autonomie. Chez JPMorgan, la culture d’entreprise a toujours valorisé la présence physique. Jamie Dimon lui-même est connu pour faire régulièrement le tour des bureaux. Dans ce contexte, le télétravail représente une disruption culturelle majeure.
À l’inverse, des entreprises comme Spotify ont complètement embrassé le travail à distance avec leur politique « Work From Anywhere ». Leur PDG Daniel Ek affirmait récemment : « La productivité n’a jamais été aussi élevée, et la satisfaction de nos employés a augmenté de 15%. » Quelle est la différence ? Une culture de la confiance et des systèmes d’évaluation basés sur les résultats plutôt que sur la présence.
Le problème du « vendredi silencieux » dénoncé par Dimon pourrait bien être un problème de management plus que de télétravail. Si les employés ne répondent pas, est-ce parce qu’ils ne travaillent pas ou parce que les canaux de communication et les attentes n’ont pas été clairement définis ?
Les critiques du télétravail masquent souvent une incapacité à repenser fondamentalement l’organisation du travail. Il est plus facile de blâmer le télétravail que de remettre en question des décennies de pratiques managériales.
Cette résistance rappelle étrangement celle qui a accompagné l’introduction des ordinateurs personnels dans les années 1980. Les mêmes arguments étaient avancés : perte de contrôle, crainte d’une baisse de productivité, dissolution de la culture d’entreprise. L’histoire nous a montré depuis que ces craintes étaient largement infondées.
Le télétravail ne fait pas disparaître le travail – il le transforme. Il oblige à passer d’un management de contrôle à un management de confiance, d’une évaluation de la présence à une évaluation des résultats. Pour certains dirigeants, cette transition est douloureuse.
Quand Jamie Dimon se plaint que « personne ne répond le vendredi », ne faudrait-il pas plutôt se demander : quelles sont les questions qu’il pose ? Sont-elles vraiment urgentes ou pourraient-elles attendre lundi ? A-t-il mis en place des processus clairs pour les situations réellement urgentes ?
Car au fond, le problème n’est peut-être pas que les employés ne répondent pas, mais que certains managers n’ont pas encore appris à poser les bonnes questions, au bon moment, de la bonne façon.
Les leçons à tirer pour l’avenir du travail
Le débat sur le télétravail va bien au-delà d’une simple question d’organisation. Il nous oblige à repenser fondamentalement notre conception du travail et de sa place dans nos vies. Le « vendredi silencieux » qui exaspère tant Jamie Dimon est peut-être le premier jour d’une nouvelle ère professionnelle.
La pandémie nous a forcés à une expérimentation massive du télétravail, révélant au passage de profondes vérités sur nos organisations. La première d’entre elles : beaucoup de réunions étaient inutiles. La seconde : de nombreux emplois pouvaient parfaitement s’exercer à distance. La troisième, plus dérangeante : certains postes semblaient avoir peu d’utilité réelle.
Cette dernière réalisation rejoint la théorie des « bullshit jobs » développée par l’anthropologue David Graeber. Selon lui, près de 40% des emplois dans les économies modernes n’apportent pas de valeur significative à la société. Le télétravail a rendu cette réalité plus visible : quand seuls les résultats comptent, l’agitation improductive ne peut plus se cacher derrière le présentéisme.
Prenons l’exemple de Twitter sous Elon Musk. Son retour forcé au bureau s’est accompagné d’un licenciement massif de plus de 50% des effectifs. Étonnamment, la plateforme continue de fonctionner. Cela soulève une question inconfortable : tous ces postes étaient-ils réellement nécessaires ? Ou certains n’étaient-ils que des créations artificielles d’une organisation hypertrophiée ?
Le télétravail oblige à une transparence nouvelle. Il devient plus difficile de justifier certaines positions dont la valeur ajoutée est faible. C’est peut-être cette transparence, plus que le télétravail lui-même, qui effraie certains dirigeants.
Les entreprises qui réussissent dans ce nouveau paradigme sont celles qui ont compris que le management devait évoluer. Chez Spotify, les managers sont devenus des « facilitateurs » plus que des contrôleurs. Leur rôle n’est plus de surveiller la présence, mais d’éliminer les obstacles à la productivité de leurs équipes, qu’elles soient à distance ou non.
Cette évolution requiert un changement profond de mentalité. Le management par la confiance demande plus d’efforts que le management par le contrôle. Il nécessite de définir clairement les objectifs, de mesurer les résultats, et de laisser aux employés l’autonomie nécessaire pour atteindre ces objectifs.
Les résistances que nous observons aujourd’hui, comme celle de Jamie Dimon, sont symptomatiques d’une génération de dirigeants formés dans un paradigme différent. Pour eux, le travail est un lieu autant qu’une activité. Cette conception est profondément ancrée dans notre culture professionnelle depuis la révolution industrielle.
Mais l’histoire nous montre que les transformations du travail sont inévitables. Au XIXe siècle, la semaine de 70 heures était la norme. Les partisans de sa réduction étaient considérés comme des utopistes dangereux. Aujourd’hui, nous regardons cette époque avec incrédulité. Il en sera probablement de même pour notre attachement actuel au présentéisme.
Le véritable enjeu n’est pas de décider si le télétravail est « bien » ou « mal », mais de comprendre comment il transforme la nature même du travail et d’accompagner cette transformation. Les entreprises qui s’accrochent obstinément aux modèles du passé risquent de perdre leurs meilleurs talents au profit d’organisations plus flexibles.
Car ne nous y trompons pas : le choix n’est plus entre télétravail et présentiel, mais entre adaptation et obsolescence. Les jeunes générations qui entrent sur le marché du travail considèrent la flexibilité comme un droit, pas comme un privilège. Une étude récente de Deloitte montre que 75% des millennials refuseraient un emploi qui n’offre pas de possibilité de télétravail.
L’ironie de la situation est que les entreprises qui rejettent le télétravail au nom de la productivité pourraient bien être celles qui souffriront le plus de problèmes de productivité à long terme, en raison de leur incapacité à attirer et retenir les talents.
La solution n’est pas dans le rejet catégorique du télétravail, comme le fait Elon Musk, ni dans son acceptation inconditionnelle. Elle réside dans une approche hybride et flexible, adaptée aux besoins spécifiques de chaque organisation et de chaque poste.
Le « vendredi silencieux » qui exaspère Jamie Dimon pourrait devenir un jour normal dans ce nouveau monde du travail. Non pas un jour sans travail, mais un jour de travail différent, plus autonome, plus concentré, moins interrompu par des réunions inutiles et des sollicitations constantes.
Car au fond, la vraie question n’est pas « où travaillons-nous ? » mais « comment travaillons-nous ? ». Et sur ce point, il y a encore beaucoup à apprendre et à expérimenter.
Le télétravail n’est pas une mode passagère née de la pandémie. Il est le catalyseur d’une transformation profonde du monde du travail, qui était déjà en gestation avant la crise sanitaire. Cette transformation est douloureuse pour certains, libératrice pour d’autres, mais elle est inévitable.
La prochaine fois que vous entendrez un dirigeant se plaindre que « le vendredi, personne ne répond », posez-vous cette question : est-ce vraiment un problème de télétravail, ou le symptôme d’une organisation qui doit évoluer ?
Car comme le disait le philosophe Alain : « Le travail est ce qu’on fait quand on préférerait faire autre chose. » Et si le télétravail nous permettait justement de réconcilier ce que nous devons faire avec ce que nous voulons faire ? Ce serait peut-être là sa plus grande vertu, et la raison pour laquelle, malgré les résistances, il est certainement là pour durer.